COUR D'ASSISES DE LA HAUTE-VlENNE (Limoges)
(Correspondance particulière )
Présidence de Mr. le conseiller de Gaujal.
Audiences des 15, 16 et 17 novembre 1843
LA MIETTE-FINE DE FERN0EL.
Un guet-apens
Cette affaire a préoccupé vivement l'attention publique.
Des détails romanesques, la gravité des faits,
la position de la victime
et aussi le talent du défenseur. Mr. Bac.
Tout contribuait à exciter au plus haut point la curiosité .
La tribune publique était remplie de dames,
et une foule nombreuse avait envahi de bonne heure l'enceinte réservée.
Jean Labas est accusé d'avoir commis un meurtre sur
la personne de Mr. Alleyrat, officier retraité.
Labas était parvenu à se soustraire pendant quatre ans aux recherches
de la police. Arrêté à Paris il y a peu de temps au
moment où il allait prendre un passeport sous le nom de Souchard,
il fut traduit aux assises de la Creuse, et condamné,
à la dernière session, aux travaux forcés à perpétuité.
L'arrêt de la Cour d'assises de la Creuse ayant été cassé,
Labas a été renvoyé devant la Cour d'assises de la Haute-Vienne.
Voici les faits de cette triste affaire :
Il y avait dans un petit village du Puy-de-Dôme une
jeune fille de quinze ans, Marie Faurioux, si légère, si gracieuse,
si jolie, qu'on lui avait donné dans le pays un de
ces noms harmonieux qui semblent annoncer un avenir
plein de bonheur :
on l'appelait la Miette-Fine de Fernoel.
Hélas ! c'est quelquefois un don funeste, la beauté .
Miette-Fine ne devait pas garder longtemps sa pureté et son innocence...
Il y avait aussi au village un officier, Mr. Alleyrat,
que la jeune fille se mit à aimer comme on aime à
quinze ans, et à qui elle sacrifia bientôt toute vertu et
toute pudeur.
Les relations des deux amants durèrent pendant huit ans.
Au bout de ce temps, Mr. Alleyrat se maria...
La pauvre Miette se maria aussi, avec un vieux soldat blessé au Mont Saint-Jean,
Jean Labas.
S'il faut en croire l'accusé, Mr. Alleyrat, après son mariage,
continua ses relations avec la femme Labas, à l'insu du mari.
Un premier amour vit longtemps au fond du coeur :
Mr. Alleyrat n'avait pu oublier complètement les huit belles années
d'amour et de jeunesse que lui avait sacrifiées
la jolie fille de Fernoël.
S'il faut croire l'accusation, les relations de Mr. Alleyrat
avec la femme Labas avaient cessé,
mais Labas et sa femme avaient conçu le projet d'exploiter
Mr. Alleyrat, et de le forcer à leur souscrire des billets.
Triste dénouement d'une histoire d'amour !
Plusieurs fois, dit l'accusation, Jean Labas s'était procuré
un fusil, et était allé attendre Mr. Alleyrat dans des
lieux convenus d'avance avec sa femme, et où celle-ci
sons divers prétextes, devait conduire son ancien amant;
mais tout ces complots avaient échoué,
et Mr. Alleyrat avait heureusement échappé à tous les guet-apens
qui lui avaient été tendus.
Le 27 mai 1839, il y avait une foire à la ville de Crocq.
M. Alleyrat s'y était rendu et avait mis son cheval
dans l'écurie du nommé Daubusson, à l'extrémité de la ville,
sur la route de Clermont.
Marie Faurioux, la Mietti-Fine, était venue à cette foire
avec son mari, sans que ni l'un ni l'autre eussent à traiter
aucune affaire. Jean Labas s'était assuré dans une maison
où il travaillait près de Crocq, qu'il pourrait y trouver un
fusil double et prêt à faire feu.
Mr. Alleyrat dîna ce jour-là dans l'auberge d'un nommé
Sarciron. "Miette Fine, qui paraît avoir suivi ses traces
pendant presque toute la journée, était venue s'asseoir sur
la place publique en face de la maison Sarciron.
Sur les quatre heures et demie du soir, Mr. Alleyrat fit
ses préparatifs de départ. Il attendit quelque temps Mr. Lenoble,
un de ses amis, avec lequel il devait faire route et
dont le cheval était dans la même écurie que le sien ; mais
ne le voyant pas venir, il partit seul et prit la direction du
chemin de Mérinchal, espérant rencontrer un autre de ses
amis qui marchait en avant.
Au bas d'une côte, à l'embranchement des deux routes
de Clermont et d'Auzances, Miette-Fine se présenta tout à
coup devant lui, en disant qu'elle voulait absolument lui
parler.
« Dépêche-toi, répondit Mr. Alleyrat, car je suis
pressé, »
Miette-Fine lui proposa alors d'aller l'attendre à
l'entrée du bois du Mas, au-dessus de la côte.
Mr. Alleyrat accepta, et arrivé au lieu convenu avant la femme Labas,
il descendit de cheval et entra dans le bois. La femme
Labas le rejoignit bientôt ;
mais à peine Mr. Alleyrat avait eu le temps de lui demander ce qu'elle voulait,
que Jean Labas parut brusquement, armé d'un fusil et couchant en
joue Mr. Alleyrat.
« Ah ! je vous trouve avec ma femme,
s'écria-t-il, il faut me faire des effets, ou me donner de
l'argent, autrement je vais vous tuer.»
«Je ne vous dois rien, répondit Mr. Alleyrat,
et j'ignore ce que vous voulez de moi :
c'est votre femme qui m'a arrêté pour me parler. »
En disant cela il prit la bride de son cheval et essaya
de monter ; mais Labas le retint, ayant toujours son fusil
braqué sur lui. Une lutte s'engagea alors entre ces deux
hommes. Mr. Alleyrat était brave et vigoureux-, il se précipita
sur Labas, et avec sa canne écartant le fusil,
il repoussa son agresseur, qui reculait pas à pas en lui faisant
face et le tenant en joue.
Mr. Alleyrat, avec sa canne, détournait toujours le canon du fusil ;
mais il avait beau faire Labas l'ajustait toujours,
et sa femme se jetait au travers en s'écriant :
« Faites, monsieur, ce qu'il vous demande, il vous tuerait. »
A une certaine distance, vers le milieu du bois, Jean Labas,
ne pouvant plus empêcher Mr. Alleyrat d'avancer,
fit partir la détente de son fusil, mais le coup manqua.
La lutte continua, silencieuse et terrible ,
enfin, au moment où Mr. Alleyrat arrivait hors du bois,
Labas se recula brusquement et tira presqu'à bout portant un coup de fusil
à Mr. Alleyrat, qui se précipitait sur lui.
Mr. Alleyrat tomba frappé aux deux jambes, en criant ,
« Au secours ! à l'assassin ! »
A l'instant même le mari et la femme
disparurent dans le bois. ,
Tout ces faits ont été ainsi racontés
par Mr. Alleyrat sur son lit de mort.
Mr. Alleyrat, malgré tout les secours de l’art, mourrût
En effet au bout de quinze jours après avoir
éprouvé d'horribles souffrances.
La femme Labas a été condamnée pour ces faits, il y a
quatre ans par la Cour d'assises de la Creuse,
à dix ans de travaux forcés.
Elle subit sa peine à la maison centrale de Limoges.
Quant à Jean Labas. il est accusé d'avoir, le 27 mai 1839
volontairement et avec préméditation, tiré un coup de
fusil sur la personne de Mr. Alleyrat, et de lui avoir fait
sans intention de lui donner la mort, des blessures
l'ont pourtant occasionnée ;
crime prévu et puni par les articles 309 et 310 du Code pénal.
L’accusé est vêtu d’une blouse grise : il est vieux et
courbé. Figure caractéristique annonçant la honte et la
souffrance.
Mr. le président procéde à son interrogatoire.
D. Vous êtes accusé d'avoir, avec préméditation et
Guet-apent, tiré un coup de fusil sur Mr. Alleyrat.
R. J'ai surpris ma femme avec Mr. Alleyrat. Mon premier mouvement
fut de la frapper avec mon fusil. Mr. Alleyrat prit sa
défense, et me porta plusieurs coups de sa canne ; c'est
alors que je lui tirai un coup de fusil.
D. N’étiez vous pas venu avec votre femme jusqu'au
Bois du Mas, où devait passer Mr. Alleyrat?
R. Non, Monsieur
D. Viviez-vous en bonne intelligence avec votre femme ?
R. Oui, Monsieur. (L'accusé semble vivement ému, et essuie une larme.)
D.. Avez-vous vu quelquefois Mr. Alleyrat chez vous?
R. Jamais.
D. Saviez -vous les relations qui avaient existé entre votre
femme et Mr. Alleyrat avant votre mariage ?
R. Oui, Monsieur, mais je lui avais pardonné.
On procède à l'audition des témoins, qui sont au nombre
de soixante-six. Nous rapportons seulement quelques unes
des principales dépositions.
Michel Maillot :
J'ai prêté mon fusil à Jean Labas, en
lui observant de bien prendre garde, que les deux coups
étaient chargés à balle. Jean Labas me le demandait pour
aller à la chasse au loup. Le soir, Labas, rapportant le fusil,
me fit observer qu'un, des coups était parti par hasard,
qu'un jeune homme l'avait fait partir en faisant le moulinet.
Marie Laurchet, aubergiste :
Le jour de la foire de Crocq,
Jean Labas et sa femme entrèrent ensemble chez
moi, y burent, et ressortirent ensemble.
Françoise Saurot :
Je gardais mes moutons le jour de
la foire de Crocq, lorsque j'entendis des voix qui se
querellaient. Je vis au coin du bois du Mas un homme
qui tenait une arme, un autre homme avec un bâton, et
une femme qui se jetait entre eux. Je vis l'homme qui
tenait le fusil allonger le pas avant et tirer.
Marie Petit :
Je gardais mes brebis ; j'entendis du
bruit, et je vis un monsieur qui tenait son cheval par la
bride. Je ne vis pas les autres. Peu d'instants après j'entendis
partir un coup de fusil.
Marie Touraille :
Le soir de la foire, de Crocq, à la
nuit, près du bois de Mas, j'entendis deux voix qui se
querellaient. L'une disait : « G... p..., je t'ai assez donné
Une troisième voix se mêla aux deux autres, et alors le
bruit devint beaucoup plus fort.
J'entendis ces mots « Arrête là. »
Cette altercation se termina par un coup de fusil,
puis je n'entendis plus rien.
Mr. Gilbert Alleyrat, notaire, frère de la victime, prête
serment.
Mr. Bac :
Je crois devoir avertir MM. les jurés que
Mr. Alleyrat s'était porté partie civile
devant la Cour d'assises de la Creuse.
Mr. l'avocat-général :
J'ajoute que Mr. Alleyrat devait se
porter partie civile devant la Cour d'assises de Limoges
la maladie de son avocat a seule pu l'empêcher
de remplir jusqu'au bout le pieux devoir qu'il s'est imposé.
M'Bac :
Je fais une simple observation, et ne tire aucune
conséquence.
Mr. Alleyrat dépose :
« Je dînais avec mon frère chez le sieur Sarciron, le jour de la foire de Crocq;
je remarquai sur la place la femme Labas qui nous examinait avec attention.
Mon frère partit, et j'appris bientôt après
le malheureux événement dont il avait été victime. »
Michel Touraille :
Le 27, jour de la foire de Crocq,
j'entendis un coup de fusil et des cris. J'accourus et trouvai
Mr. Alleyrat étendu par terre. Il raconta qu'ayant rencontré
la femme Labas, qui l'avait arrêté, le mari était survenu
et avait voulu lui faire signer un effet ; que, sur son refus
de lui, Alleyrat, il avait été misérablement assassiné.
Catherine Guyonnet :
Le jour de la foire de Crocq, le soir,
j'ai entendu une voix d'homme qui disait :
« N'avance pas, une fois, deux fois, n'avance pas,
je t'ai bien assez donné, g p.. .. »
Puis un coup de fusil.
Marie Morcau :
J'ai entendu Marie Martin dire :
« Si j’avais connu plus particulièrement Mr,.Allevrat,
je l'aurais averti des menaces que faisait Jean Labas contre lui,
s'il le rencontrait jamais dans le bois du Mas.
Louise Laurençon :
Le soir de la foire de Crocq, j'ai vu Labas et sa femme,
vers les cinq ou six heures du soir,
prenant ensemble le chemin du bois du Mas.
Annet Thiers :
J'ai entendu dire à Catherine Thiers, ma fille,
que le 27 mai, jour de foire de Crocq
pendant quelle gardait les moutons avec Rose Queyrat,
elles avaient aperçu dans un blé une femme
et dans une buige,à quelque distance
un homme qu'elles ne reconnurent pas.
Quant à la femme Rose Queyrat la reconnut, et dit:
Voila la Miette de Fernoel !»
Ma fille ajoutait qu'elle avait vu l’ homme se diriger du côté du bois du Mas,
et que toutes deux avaient remarqué qu'il était armé d'un fusil
Catherine Thiers :
Le soir de la foire de Crocq, je vis Passer un homme et une femme.
J'entendis la femme qui disait «Je vais aller voir si je ne l'aperçois point passer.»
Ils se séparèrent ; L’homme sauta un mur,
prit un fusil qui était caché par terre, et se dirigea vers la route de Clermont.
La petite Rose Queyrat qui arriva en ce moment me dit ,
en me montrant la femme
« C'est la Miette-Fine de Fernoel ! »
Rose Queyrat dépose des mêmes faits.
Elle a très bien reconnu la Miette-Fine.
L’accusation a été soutenue avec énergie et talent par
Mr. Lezaud substitut du procureur-général.
La défense a été présentée par Mr. Th. Bac qui dans une
Vive et brillante plaidoirie, demande pour son client
les circonstances atténuantes.
Mr. le président de Gaujal résume les débats de cette grave affaire
avec une précision et une impartialité remarquable.
Après deux heures de délibération, le jury rapporte un verdict
de culpabilité, mais avec des circonstances atténuantes.
En conséquence, Jean Labas est condamné à
dix ans de travaux forcés.
Au moment où Mr. le président rendait l’arrêt,
un vieillard s’approchait en pleurant de Mr. Bac
et lui dit quelques mots à l’oreille.
C’est le père de Miette-Fine,
qui vient d’apprendre que sa fille est morte le matin même à la maison centrale...
Cette nouvelle se répand rapidement dans l’auditoire,
et la foule s’écoule en silence.