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JUSTICE CRIMINELLE

Cour d’Assises de la Creuse

( Correspondance particulière )

Audiances des 30, 31janvier, 1er, 2,3 et 4 février 1840

Présidence de M. Dulac, conseiller à la Cour royale de Limoges


La Miette fine de Fernoêl

Assassinat


Les époux Fouriaux, pauvres cultivateurs de l’Auvergne,
habitaient dans les montagnes le hameau de Fernoël.

Des dix enfants qu’ils ont eus de leur mariage un seul existe,
Marie Fourioux, surnommée par ses compagnes la miette fine de Fernoël.

Marie à maintenant trente-deux ans; sans être régulièrement belle,
sa figure ne manque pas cependant d’une certaine expression
et son intelligence est incontestablement plus dévellopée
que celle des filles de nos campagnes.

Non loin de Fernoël vivait M. Alleyrat, officier
et amputé du pied droit par suite d’une blessure qu’il reçut à la baitaille de Montereau.

Dans ses instants de loisirs, M. Alleyrat avait fait la cour à la miette fine; celle-ci se défendit mal, sans doute,
et à peine avait-elle atteint sa quinzème année qu’elle était la maîtresse pour ainsi dire avouée de M. Alleyrat.
Ces relations durèrent jusqu’au mariage
de M. Alleyrat qui eut lieu en 1831 ou 1832.

Marie Fouriaux elle-même épousa un nommé Labas, homme âgé déjà,
mais hardi et fougueux montagnard.

A partir de cette époque, les relations des deux amans
paraissent avoir cessé.

Si l'on en croit l'accusation, cependant,
les époux Labas auraient conçu la pensée d'exploiter l'inconduite
de Marie Fouriaux à leur profit, en forçant M. Alleyrat à leur donner
de l'argent ou à leur souscrire des obligations.

Plusieurs fois déjà Jean Labas s'était procuré un fusil et était allé attendre M. Alleyrat
dans des lieux convenus d'avance avec sa femme, et où celle ci,
sous divers prétextes, devait conduire son ancien amant.

Mais tous ces coupables projets avaient échoué, et M. Alleyrat
avait heureusement échappé à tous les guet-apens qu'on lui
avait tendus.

Le 27 mai dernier, les choses devaient dorénavant se passer
autrement.

M. Alleyrat était à la foire de Crocq, les époux Labas
s'y trouvaient aussi. Il paraît que Marie Fouriaux avait pendant
tout le jour suivi les traces de M. Alleyrat, qui l'évitait, et que
de son côté Labas s'était procuré vin fusil double chargé.

Sur les» cinq heures du soir, M. Alleyrat fit ses préparatifs de
départ, il attendit quelque temps un M. Lenoble-Troupeau, avec
lequel il était convenu de partir ce jour-là; ne le voyant pas venir
il partit seul et prit la direction du chemin de Merinchal, espérant
, dit-il, atteindre en route un M. Govry, avec lequel il
comptait voyager.

Une heure après, des bergers trouvaient le malheureux
Alleyrat étendu près d'un bois, dit du Mas, ayant les
deux jambes fracturées. Après l'avoir étendu sur une espèce de
brancard, ils le transportèrent au bourg de Saint- Oradoux.
 
On se hâta de prévenir sa famille, on envoya chercher des médecins
habiles, la justice elle-même se transporta sur les lieux et elle
put recueillir de la bouche même de M. Alleyra, la relation de
l'horrible attentat dont il avait été la victime.

« A l'embranchement des routes de Clermont et d'Auzannes, il
avait rencontré, dit-il, Marie Fourjaux , qui l'avait arrêté en lui
disant qu'elle voulait absolument lui parler. « Eh bien, dépêche toi,
lui avait'il répondu, car je suis pressé. » Qu'alors elle lui
avait proposé d'aller l'attendre à l'entrée du bois du Mas, à un
chemin établissant une communication directe entre la route de
Mérinchal et celle d'Auzannes ; qu'il était arrivé au lieu convenu
cinq minutes avant elle; qu'il était descendu de cheval pour satisfaire
à un besoin;
que Marie Fouriaux était alors arrivée, mais
qu'à peine lui avait-il demandé ce qu'elle exigeait de lui, que
Labas, son mari, s'était présenté armé d'un fusil double, en s'écriant
: « Ah! je vous trouve avec ma femme ; il faut me faire
des effets ou me donner de l'argent, autrement je vous tue ! —

J'ignore ce que vous me voulez, lui aurait-il répondu, c'est votre
femme qui m'a arrêté pour me parler; vous seriez-vous entendus
tous les deux pour m'assassiner? » Qu'il avait pris la bride de
son cheval et s'était mis en devoir de remonter dessus, mais qu'il
en avait été empêché par cet homme, qui ne cessait pas de tenir
le canon de son fusil braqué sur sa poitrine ; qu'à mesure qu'il
avançait dans le chemin, Jean Labas reculait en lui faisant face,
et tâchant, lui Alleyrat, de détourner avec sa canne les canons du
fusil, ou même de les saisir avec la main ; vains efforts, les canons
du fusil restant toujours braqués sur lui, et la femme Labas
se jetant au travers, en s' écriant : « Faites, Monsieur, ce qu'il
vous demande. »

Qu'à une certaine distance, vers le milieu du
bois, Jean Labas ne pouvant plus l'empêcher d'avancer, avait fait
partir la détente de son fusil, qui manqua; qu'à la vue du danger
dont il était menacé il avait fait de nouveaux efforts pour
sortir de ce bois fatal dans l'espoir de trouver du secours ; qu'ils
avaient parcouru ainsi l'espace d'environ quatre cents pas ;

lui  Alleyrat, poussant en avant, embarrassé par la bride de son cheval
qui le suivait, et se défendant avec la canne qu'il avait à la
seule main qu'il eût libre ; Labas reculant toujours, lui faisant
obstacle avec son fusil continuellement braqué sur lui, et sa femme
se jetant entre les deux en disant : « N'avancez pas, Monsieur,
il vous tuerait. » -

Qu'enfin, après cet horrible traversée, au moment où il débouchait
dans le communal, et où il pouvait espérer d'échapper à ce
guet-apens, Labas avait fait tout à coup un demi tour, et le laissant
avancer sans obstacle, lui avait lâché, au moment où il se
retournait pour lui faire face, un coup de fusil à bout portant
qui l'avait atteint aux deux jambes.

Les blessures de M. Alleyrat étaient horribles ; la même balle
avait fracturé les deux jambes, le fémur de la cuisse gauche était
brisé en esquilles; les médecins habiles qui furent appelés ne
virent d'autre remède que dans l'amputation, mais M. Alleyrat
s'y refusa. « Je ne serais plus qu'un tronçon, dit-il, je préfère
mourir. »
Et en effet, le treizième jour après celui où il avait été
si lâchement immolé le vieux soldat de Montereau succomba.
C'est par suite de ces faits que les époux Labas ont été renvoyés
devant la Cour d'assises. Le mari est en fuite, et n'a pu
jusqu'à ce jour être saisi.

Marie Fouriaux seule comparaissait devant le jury.

Les débats de cette importante affaire ont duré quatre jours ;
deux jours avaient déjà été employés et perdus par suite de l'indisposition
d'un des jurés siégeans, qui avait été frappé d'une attaque
d'apoplexie et obligé dès lors de cesser ses fonctions.

Cinquante et quelques témoins ont été entendus.
L'accusation a été soutenue avec un rare talent par M. Dufraissé-
Lafeuillade, substitut du procureur du Roi.

La défense, présentée par Me Lasnier, avocat, a été, ainsi que
l'a dit M. le président dans son résumé, féconde, brillante, dramatique.

Enfin, après un résumé de M. le président, où ce magistrat a
tour à tour développé les charges et les moyens de la défense
avec une parfaite exactitude, le jury a apporté un verdict de condamnation,
mais en admettant des circonstances atténuantes.

Marie Fouriaux a été condamnée à dix années de travaux forcés
et à l'exposition.